Emmanuel Grynszpan, journaliste au service International du Monde, a passé deux semaines en Ukraine avec le photographe Laurent Van der Stockt. Ils sont allés dans le Donbass, plus précisément la région de Donetsk ; d’abord à Pokrovsk et dans ses environs, puis Kramatorsk et ses alentours. Ils ont pris la direction de Kharkiv dès qu’ils ont appris qu’un nouveau front avait été ouvert par les Russes, le 10 mai. Puis ils se sont rendus le 11 mai à Vovtchansk, une ville presque collée à la frontière russe, qui a été très fortement bombardée et est désormais partiellement occupée par les Russes. L’armée russe avait déjà occupé cette ville pendant six mois en 2022. De retour d’Ukraine, Emmanuel Grynszpan a répondu, vendredi 24 mai, aux questions des internautes lors d’un tchat dont voici le compte rendu.
Inquiète : De Paris, on a l’impression que la résistance ukrainienne s’effondre face à l’offensive russe. Vous qui étiez sur place, racontez-nous si c’est grave à ce point pour l’Ukraine ?
Il n’y a pas d’effondrement côté ukrainien, mais des attaques russes quotidiennes sur un front d’une longueur dépassant 500 kilomètres. A certains endroits, les Russes progressent, mais sans réaliser de percées, sans parvenir à vraiment bousculer l’armée ukrainienne, qui se replie et tente parfois des contre-attaques. Les Russes ont indubitablement l’initiative depuis plusieurs mois, grâce à une très grande supériorité numérique, tant sur le plan technique qu’humain.
Le risque d’une percée russe est réel et la situation peut dégénérer pour l’Ukraine. Les analystes militaires prévoient des mois très difficiles jusqu’à la fin de l’été. L’arrivée de nouvelles vagues d’aide militaire occidentale ainsi que de nouvelles troupes ukrainiennes fraîches (actuellement en formation) pourrait changer la donne en faveur de l’Ukraine cet automne.
Michel : Est-ce que, sur le front, vous pouvez constater que les armes et les munitions commencent à arriver significativement ?
J’ai constaté le contraire, c’est-à-dire une plainte générale concernant le manque d’obus d’artillerie, de missiles, de défense antiaérienne. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, après avoir constamment évoqué ce problème, a fait volte-face le 16 mai, déclarant : « Aucune brigade ne se plaint de manquer de munition. »
Encore une fois, ce n’est pas ce que j’ai entendu. Mais je n’ai bien sûr pas parlé avec toutes les brigades. Depuis, j’ai appris qu’une brigade mécanisée a reçu des obus de tanks. Les experts en sources ouvertes continuent de constater un rapport de feux (le nombre d’obus tirés par les Russes par rapport aux Ukrainiens) extrêmement défavorable à ces derniers (de 8/1 à 15/1). J’en conclus que les déclarations de Volodymyr Zelensky ne correspondent pas à la réalité du terrain.
Anon : Quel est le moral des troupes ? Pensent-elles que la victoire est toujours possible ?
Le moral des troupes est généralement maussade, les soldats sont désabusés. Ils ne comprennent pas pourquoi les promesses d’obus faites il y a plusieurs mois ne se concrétisent pas, ni pourquoi la relève de troupes fraîches n’arrive pas.
Bien des soldats sont furieux de voir que l’arrière n’est pas suffisamment mobilisé et certains commencent à élaborer des théories diverses et variées. Certains rêvaient de démobilisation après deux voire trois ans d’engagement, mais la nouvelle loi de mobilisation ne dit rien sur ce point. Cela démoralise une partie des militaires. Les soldats en première ligne sont extrêmement fatigués parce que, faute de réserves suffisantes, ils ne peuvent parfois pas effectuer leurs rotations à l’arrière.
D’un autre côté, je n’ai pas entendu de soldats réclamant la fin de la guerre et des concessions aux Russes. Cette position existe sans doute, mais il me semble que, dans leur immense majorité, les Ukrainiens mobilisés sur le front n’ont pas l’intention de déposer les armes.
Colonel Sanders : On a beaucoup parlé des soldats ukrainiens formés par les Occidentaux, notamment à l’étranger, en vue de la grande offensive de l’été 2023. Ces soldats ont-ils été envoyés au front ou sont-ils conservés en réserve pour la prochaine grande offensive ?
Je ne pense pas que les Ukrainiens disposent de réserves importantes, constituées par des soldats formés à l’étranger. J’ai rencontré de nombreux combattants ayant réalisé des stages dans les pays de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), et la réponse est quasi unanime : les formateurs de l’OTAN « forment à la guerre d’hier, pas à celle que nous menons ». Ils sont en général déçus, parce que ces formations tactiques ne prennent pas du tout en compte le facteur central : les drones. Drones de reconnaissance, drones FPV (suicide), drones bombardiers, qui changent complètement la donne dans les assauts, la défense, le ravitaillement, les mouvements, l’évacuation. Un seul officier m’a dit que sa formation lui avait servi pour les questions logistiques.
Aurélien : Y a-t-il toujours des soldats étrangers dans la Légion internationale pour la défense territoriale de l’Ukraine ?
Oui, et dans d’autres unités. Ils sont généralement utilisés en soutien, pour des opérations ponctuelles. J’en ai encore rencontré la semaine dernière. Que représentent-ils dans la masse des soldats ukrainiens ? Pas grand-chose. Ils sont quelques centaines, tous pays confondus, et leur nombre semble plutôt diminuer qu’augmenter. Leur présence motive les Ukrainiens.
Rotsaka : Les changements à la tête de l’armée russe sont-ils le signe que les résultats de l’offensive de Kharkiv ne sont pas aussi fameux que ce que la propagande officielle russe laisse entendre ?
Ce n’est pas lié à l’offensive de Kharkiv, qui, même si elle ne progresse plus depuis le 20 mai, a rempli au moins deux objectifs : obliger les Ukrainiens à dégarnir certaines unités du Donbass pour boucher les trous au nord de Kharkiv, et créer une grande inquiétude sur l’allongement du front, du côté de la région de Soumy, par exemple.
Tom : Récemment, le président de la République, Emmanuel Macron, parlait du possible envoi de troupes en Ukraine. Est-ce que ces rumeurs sont parvenues aux soldats ukrainiens ?
J’ai entendu beaucoup de questions à ce sujet. Dans l’ensemble, les soldats ukrainiens n’y croient pas beaucoup, mais cela reste une hypothèse qui leur fait plaisir, ne serait-ce que parce que la posture française s’est faite plus résolue face à la Russie.
Helico : Qu’est-ce qui explique que l’armée russe n’ait pas encore réussi à enfoncer les lignes de défense ukrainienne, pourtant dépourvues d’armée de l’air et de munitions ? Comment peuvent-elles encore tenir le choc face à la débauche de moyens russes ?
Le nombre et la masse sont importants, mais ils ne décident pas de tout. Les Ukrainiens ne sont pas en déficit de munitions pour armes à feu. Ils utilisent énormément de drones de combat (même si, là aussi, ils sont numériquement inférieurs aux Russes). Ces drones sont très efficaces en défense, pour briser les assauts. L’armée ukrainienne reste composée de militaires très déterminés à résister, très entraînés et utilisant des tactiques qui ont fait leurs preuves. Côté russe, les tactiques demeurent assez prévisibles, même si certaines nouveautés ont été utilisées au nord de Kharkiv. L’armée russe n’est visiblement pas capable de créer des brèches dans la défense ukrainienne et encore moins de les exploiter. Pour l’instant.
Komplexe : Est-ce que les Ukrainiens constatent effectivement une stratégie préservant la vie des hommes au détriment du terrain de la part de leur commandement, contrairement aux Russes, ou n’est-ce que du discours ?
Du fait du grave déficit humain côté ukrainien, l’état-major opte souvent pour des retraites si la position est trop coûteuse à protéger. C’est ce que j’ai entendu de la bouche de commandants de brigade et de bataillon. Il reste toutefois des commandants formés à l’époque soviétique qui sont moins économes en hommes. Le contraste entre l’armée ukrainienne et russe semble très important sur ce point.
Olivier : On débat beaucoup en ce moment d’autoriser l’Ukraine à frapper le territoire russe (regroupement de soldats, centres de commandement, stocks de munitions…) avec les armes occidentales. Ne pas pouvoir le faire est-il vraiment une source de frustration importante pour les soldats que vous avez rencontrés ?
L’incompréhension est totale côté ukrainien et fait parfois naître des doutes sur les intentions réelles des dirigeants occidentaux.
Vince : Nous n’entendons plus trop parler de la livraison des F-16. Les Ukrainiens les attendent-ils avec impatience ?
Davide : L’arrivée des F-16 fournis par les Occidentaux pourrait-elle changer la donne dans cette guerre ?
Les experts militaires excluent souvent l’idée d’une arme capable de changer la donne (Wunderwaffe, « arme miraculeuse » en allemand). Les F-16 sont supposés devenir opérationnels au début de l’été dans le ciel ukrainien. Ils auront pour rôle principal de protéger le ciel ukrainien en exerçant une dissuasion sur la chasse et les bombardiers russes ; en abattant les drones et missiles et peut-être aussi en détruisant les radars ennemis. Il y a des doutes sur leur capacité offensive, pour préparer ou appuyer une offensive terrestre.
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J’ai entendu des militaires ukrainiens réclamer des F-16 pour que les « Russes cessent de nous terroriser avec leurs bombes guidées planantes », larguées par des bombardiers, et qui sont capables de détruire les fortifications les plus solides.
JB : Avez-vous constaté l’émergence de nouveaux courants politisés au sein de l’armée ukrainienne ? Je pense notamment aux vétérans écartés du front, aux blessés, à leurs familles. Ont-ils encore foi dans la gouvernance de leur pays ?
Je n’ai pas constaté cela, mais il est probable que la foi dans la gouvernance du pays subisse une érosion avec le temps, sachant que tous sont bien conscients désormais qu’une issue rapide et favorable à l’Ukraine est hautement improbable. La propagande russe, très active à travers les réseaux sociaux, tente par des moyens détournés de démoraliser la population. Les décisions politiques de l’administration Zelensky ne plaisent pas à tout le monde, et des affaires de corruption continuent d’éclater. Mais l’opposition politique représentée au Parlement reste discrète.
Bag : Peut-on déjà faire un bilan du général Syrsky ? Est-ce que l’armée ou le pays regrette le général Zaloujny ?
Je ne suis pas sociologue et je me base sur une vingtaine d’entretiens récents avec des militaires. Oleksandr Syrsky est clairement moins apprécié que Valeri Zaloujny. Certains (une minorité) estiment qu’Oleksandr Syrsky a introduit davantage de discipline dans les rouages de l’armée, et une meilleure coordination. Beaucoup estiment qu’il est une courroie de transmission du pouvoir politique et ne défend pas suffisamment les intérêts de l’armée par rapport au reste du pays, notamment sur la question cruciale de la mobilisation.
Lauriane : Auriez-vous une note d’optimisme dans la morosité ambiante ?
Les analystes militaires étaient encore plus pessimistes au début de l’année 2024. Le fait que l’armée ukrainienne résiste face à une armée beaucoup plus puissante et disposant d’un avantage numérique énorme est déjà une bonne nouvelle en soi. Si l’aide occidentale était plus sérieuse, et si les autorités ukrainiennes géraient mieux le problème de la mobilisation, la situation sur le front pourrait se retourner en faveur de Kiev. L’année 2025 pourrait être très différente. Mais espérer une fin rapide du conflit, avec un retour aux frontières de 1991, semble totalement irréaliste aujourd’hui.