« La Chouette aveugle » (Bouf-é Kour), de Sâdeq Hedâyat, traduit du persan et édition critique de Sébastien Jallaud, introduction de Homa Katouzian, Les Belles Lettres, 412 p., 25,90 €.
Pour voyager à travers la scansion syncopée de La Chouette aveugle, chef-d’œuvre de l’écrivain iranien Sâdeq Hedâyat (1903-1951), publié à Bombay en 1937 pour échapper à la censure, puis à Téhéran, sa ville natale, en 1942, il faut accepter d’ondoyer entre les réalités simultanées d’une voix qui fait scission et sécession. Cette transe opiacée, qui fut l’un des romans fétiches des surréalistes, se lit (se fume) dans les vapeurs d’une prose subliminale. Par ses phrases heurtées qui se découpent en spirales litaniques, la puissance dramaturgique de sa ponctuation, la traduction de Sébastien Jallaud fait ressortir l’onirisme sardonique, la verve négatrice du roman. Grouillant comme des vers, les tirets s’empruntent tels des couloirs catapultant le lecteur dans des niveaux de réalité différents. Les faits sont moins racontés qu’accueillis en songe, sur le fil d’une mémoire prémonitoire.
Pour le narrateur, « brisé et malade », tout commence dans une faille entre une étagère et le mur de sa remise. Venu y attraper une fiasque de vin, il y reçoit une visite : un vieillard accroupi contre un cyprès, et une jeune fille éthérée lui tendant un volubilis. Puis la miniature prend vie. Le jour où la demoiselle s’invite dans son lit, il l’annihile (« Les atomes de mon corps avaient besoin des atomes de son corps »). Ensorcelé par ses yeux qui le suivent à la trace, il peint son visage, ne dessinant ni sa figure objective ni celle, subjective, qui a pris forme en lui, mais une dimension interstitielle, pour faire exister la jeune morte dans la même réalité que lui.
Examen de conscience
Sortie de son corps, elle déambule dans le « monde des ombres », emportant avec elle celle du narrateur, devenu lui aussi un « mort en mouvement ». De cette promenade dans ses souvenirs, de tourments en volupté, il n’entend pas se remémorer les visions – l’opium, loin d’en estomper les douleurs, les exacerbe « comme les morsures de la lèpre ou des ulcères [qui le] dévor[ent] petit bout par petit bout ». A travers son examen de conscience, il espère dénouer les relations fuyantes entre ces événements qui, pour survenir dans son existence, ne semblent pas soumis à un régime de temporalité ou de causalité tangible. Eblouissante métempsycose, La Chouette aveugle fait dériver l’esprit de son héros dans l’éternité d’un présent multiplié, qui s’évapore entre l’immémorial et le perpétuel. Un opium mental hypnotique, où le héros fait connaissance avec son ombre, et nous avec la nôtre.
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