ARTE – LUNDI 13 MAI À 22 H 55 – DOCUMENTAIRE
C’est l’autrice de La Pianiste (éd. Jacqueline Chambon, 1988), adapté au cinéma par le réalisateur Michael Haneke, en 2001. Elfriede Jelinek est une voix inclassable de la littérature germanophone. Audace de la langue, virulence des textes : cette enfant terrible des lettres autrichiennes, digne compatriote de Thomas Bernhard (1931-1989), est aussi l’une des écrivaines les plus secrètes qui soit. Depuis son prix Nobel, en 2004, elle s’est retirée de la vie publique. Hormis quelques rares interviews – comme celle qu’elle accorda en 2019 à notre collaboratrice Christine Lecerf pour « Le Monde des livres » –, elle fuit les sollicitations des journalistes et tient le monde à distance.
C’est donc un document exceptionnel que propose Claudia Müller avec son film plusieurs fois primé, Elfriede Jelinek. La langue à bras-le-corps. Il s’agit d’un portrait-collage aussi composite que l’écriture de Jelinek elle-même, ponctué d’extraits magnifiquement lus par Isabelle Huppert. Convaincue de « passer aux aveux », l’écrivaine s’y interroge : pour qui écrire ? Comment donner à une page « un maximum d’efficacité, au sens politique du terme » ? L’écriture peut-elle receler des vertus cathartiques ?
Née le 20 octobre 1946 à Mürzzuschlag (Styrie), Elfriede Jelinek grandit à Vienne. Son père est un chimiste juif d’origine tchèque. Sa mère, germano-roumaine, est issue de la bourgeoisie catholique. Une moitié juive, l’autre chrétienne : très vite, ce clivage pèse lourd sur la petite Elfriede, enfant unique du couple. « D’un côté, des images de saintes martyrisées, de l’autre, des millions de victimes juives : on pouvait dire que, dans ma famille, le sang suintait en permanence. »
Mère omniprésente
Le sang, mais aussi la sueur et les larmes. Chez les Jelinek, la mère, omniprésente, régente tout de manière autoritaire et inflexible. A 3 ans, Elfriede apprend le français et la danse. A 7 ans, le piano et le violon. A 14 ans, persuadée du génie de sa fille, la mère lui établit un « nouveau planning ». Au conservatoire de Vienne, en plus de toutes les activités qu’elle pratique déjà, la jeune Elfriede devra ajouter l’étude de l’orgue, de la flûte et de la composition.
Cette pression constante aura bientôt raison de la jeune fille. « J’avais toujours voulu faire médecine, raconte-t-elle. Mais après le bac, je suis tombée dans un trou noir (…). Je me suis effondrée. » La littérature l’accueille et la sauve. « Au fond, je me suis réfugiée dans la langue parce que c’est la seule forme artistique que ma mère n’avait jamais encouragée », note-t-elle avec lucidité et amertume.
Tout au long du film, Claudia Müller met l’accent sur la radicalité politique et esthétique de l’œuvre de Jelinek, depuis ses premiers écrits expérimentaux, influencés par les avant-gardes et le dadaïsme – Wir sind lockvögel baby ! (« nous sommes des appeaux, bébé ! », 1970, non traduit), Les Amantes (1975, publié en français chez Jacqueline Chambon, 1992) – jusqu’à son théâtre (Burgtheater en 1985 ou Ein Sportstück en 1998), en passant par ses romans – Les Exclus, La Pianiste ou encore Méfions-nous de la nature sauvage, tous parus chez Jacqueline Chambon, en 1989, 1988 et 1995.
« Surélever les choses du quotidien »
Müller montre parfaitement comment l’écrivaine manie tour à tour tous les registres (violence, ironie tranchante, humour, sarcasme, farce, grotesque…) pour dénoncer l’exploitation sociale, le sexisme ordinaire, la phallocratie, le racisme, l’antisémitisme, et tout ce qui, dans ce petit pays qu’est l’Autriche, peut encore refléter – y compris dans la langue, les productions télévisées ou filmiques – ce qu’elle appelle « la Volkheit des nazis ».
« Mon travail d’écrivaine consiste à surélever les choses du quotidien, y compris la politique, explique-t-elle. Et à les mettre sur un piédestal pour qu’on les voie. Sinon, elles se dispersent comme des gouttelettes d’eau. » Pour ce faire, Jelinek emprunte volontiers au cinéma, au polar, à la culture populaire, et aussi aux drames antiques, qu’elle voit comme les premières pièces politiques. Elle use de ses talents de scénographe pour « exposer » les choses et les gens, comme on montrerait des objets dans un musée. « C’est un travail qui tient des beaux-arts, note-t-elle. Je suis presque une plasticienne. Une plasticienne de la société. »
A ceux qui lui reprochent de n’avoir rien écrit depuis Enfants des morts (1995, Seuil, 2007), elle répond simplement que c’est « un texte où tout culmine ». « J’ai atteint les limites de mes possibilités, et puis je me suis calmée, parce que, au moins une fois dans ma vie, j’avais écrit le livre que je devais écrire, tous les autres étaient pour ainsi dire des exercices facultatifs. »
Elfriede Jelinek. La langue à bras-le-corps, documentaire de Claudia Müller (Aut.-All., 2022, 96 min). Diffusé sur Arte et disponible en replay sur Arte.tv jusqu’au 11 juin.