Le théâtre belge contemporain va-t-il si mal qu’il en est au point où la seule possibilité qui lui reste est une autoflagellation sans filtre ? Au Théâtre 14, à Paris, Aurore Fattier met en scène, avec énergie mais quelques maladresses, Qui a peur, un texte corrosif, retors, dérangeant et, pour toutes ces raisons, intrigant de Tom Lanoye. Né en 1958, ce solide auteur néerlandophone (qui a adapté Shakespeare et travaillé sur les figures de Médée ou de Méphistophélès) est un explorateur des parts maudites de l’être humain. Le monstrueux ne lui fait pas peur. Il ne prend d’ailleurs pas de gants avec les héros de sa pièce. Sur le plateau protégé par un tulle (où s’inscrivent d’incertaines projections en noir et blanc de leurs visages filmés en gros plan), pas un des protagonistes n’inspire la sympathie. Ce qui n’est pas pour déplaire.
Dans Qui a peur, le dramaturge place face à face deux couples de comédiens fictifs. Cultivant le trouble jusqu’à donner à ses personnages le prénom de leurs interprètes, il précipite le quatuor dans un conflit diaboliquement pensé qui entremêle considérations politiques sur le théâtre comme il va (mal) et affrontement de générations d’acteurs que tout sépare, sauf un pressant besoin d’argent. Les joutes verbales s’accomplissent sur fond d’une mise en abyme du théâtre dans le théâtre que l’auteur entretient jusqu’au vertige. Impossible de savoir si ce qui se dit est un leurre ou la vérité, si celui qui parle joue un rôle ou ne le joue pas. Entre la fiction et la réalité, les lignes fluctuent.
Entre hystérie et perversité
En scène dès le début du spectacle, le duo Claire (Bodson) et Koen (De Sutter). Deux quinquagénaires usés jusqu’à la corde qui n’en peuvent plus de tourner depuis des années dans des salles miteuses le blockbuster d’Edward Albee, Qui a peur de Virginia Woolf ?, qui donne la moitié de son titre à la pièce de Lanoye et en inspire l’état d’esprit de A à Z. L’ambiance flotte entre hystérie et perversité, domination et humiliation. Ce recyclage du drame américain est habile, même s’il laisse songeur quant aux limites esthétiques du décalque effectué depuis l’original datant de 1962.
Edward Albee organisait la confrontation dévastatrice entre un couple manipulateur et alcoolique et un universitaire brillant et ambitieux, flanqué de son épouse écervelée. Tom Lanoye, pour sa part, positionne dans l’arène des comédiens n’ayant que le théâtre à la bouche, quand bien même celui-ci leur promet une vie où chaque épiphanie créative va se payer au prix fort. Le cynisme (ou le désespoir) de Claire et Koen est tel que, recrutant deux partenaires pour finaliser leur distribution, ils les choisissent non pour leur talent mais pour leur couleur de peau. Qui dit diversité sur le plateau dit aussi subventions de l’Etat. Tom Lanoye ne louvoie pas avec les vérités, et son constat d’un théâtre subventionné belge en piètre santé fait froid dans le dos.
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